Histoires de la nuit de Laurent Mauvignier : notre avis

S’il y a bien un livre de la rentrée littéraire 2020 que nous n’avions aucune envie de lire, c’était le dernier roman de Laurent Mauvignier, Histoires de la nuit. L’enthousiasme provoqué par ce titre prometteur a très vite été douché par la quatrième de couverture qui laissait présager un contenu oscillant entre le lugubre et l’ennui. Quand on sait que le roman fait 640 pages, cela a de quoi refroidir d’éventuelles ardeurs. C’est donc plein d’a priori négatifs, presque déçus d’avance, que nous nous-sommes lancés dans cette lecture. Avant de vous dévoiler si renversement miraculeux il y a eu, il nous faut vous présenter ce récit (sans nous baser sur ladite quatrième de couverture, promis !)

Histoires de la nuit, en quelques mots

Avec Histoires de la nuit, Laurent Mauvignier nous peint le portrait d’une famille au bord de la rupture. Le couple parental formé par Marion et Patrice Bergogne se délite sous le poids des non-dits et leur petite fille Ida assiste, impuissante, à cette mort silencieuse. Toutefois, un événement pourrait tout changer et venir illuminer ce morne quotidien, au moins temporairement : l’anniversaire de Marion. Tout le monde s’investit dans les préparations, même leurvieille voisine Christine, unique autre habitante du hameau des Trois Filles seules. Quand le passé vient toquer à la porte des Bergogne, sous la forme de trois frère – Denis, Christian et Bègue – venus assouvir une vengeance vieille de dix ans, la fête vire au cauchemar. Quels secrets seront dévoilés ? Comment la nuit va-t-elle se terminer ? Pour le savoir, il ne vous reste plus qu’à pénétrer dans cette nuit savamment tissée par les mots de Mauvignier.

Un roman déroutant

Comment définir ce roman, au juste ? La réponse n’est pas aisée car l’auteur mêle différents genres pour aboutir à un résultat assez indéfinissable. Les codes du roman noir et du thriller sont présents : secrets, violence, rythme effréné, suspense… Pourtant, même si on passe par toute la palette d’émotions induite par ces éléments, on ne peut pas dire que l’on se sent purement dans un thriller. L’action est centrale ; les personnages le sont tout autant. Leur vie intérieure nous est dévoilée par un narrateur omniscient et l’immersion est telle que l’on a par moment l’impression d’être au cœur d’un roman psychologique. Les ressentis, sensations et pensées de chacun des membres de la famille prennent toute la place. Le style de Mauvignier participe à cette impression : les dialogues ne sont introduits par aucun guillemet ou tiret et aucune phrase incise ne vient expliciter qui est en train de parler. Nous avions le sentiment d’avancer sur une route sans panneaux indicateurs, mais sans pouvoir nous égarer. Déroutant.

À cela s’ajoute le parti pris d’une écriture très dense, où les phrases multiplient propositions et parenthèses et s’étirent parfois sur plusieurs pages. Cette écriture de la lenteur et de la précision se déploie tout en finesse. Aussi déconcertante qu’elle soit, elle finit par nous emporter, et paradoxalement par renforcer l’accélération croissante du rythme du récit qui se termine brutalement, nous laissant en apnée. Ce faisant, l’absence de définition claire du roman, qui joue avec les limites des genres pour mieux les entremêler, perd toute importance et se retrouve balayée par une intensité qui nous emporte.

Si l’intensité est telle, c’est vraisemblablement du fait des choix temporels et spatiaux opérés par l’auteur. L’espace et le temps sont resserrés à l’essentiel : le hameau perdu des Trois filles seules et l’espace-temps de deux petites journées. L’intrigue se déroule presque exclusivement en huis-clos. Cet espace réduit permet à Mauvignier de la tisser d’une manière quasi-cinématographique : on voit les lieux plus qu’on ne les lit. De la même façon, le choix d’une temporalité resserrée mais racontée dans ses moindres détails permet de cerner très rapidement les personnages et leurs liens. Cela ne nous a pas empêchés d’être surpris par leur profondeur. 

Des personnages tout en nuances

Histoires de la nuit nous présente des personnages très divers, puissants chacun à leur manière, et qui ne peuvent laisser indifférent. Nous avons été intrigués par l’aura de mystère qui entoure Marion. Nous avons été touchés par Patrice et la violence sous-jacente qui cohabite avec une gentillesse démesurée dans ce qui aurait pu être un cliché du fermier asocial et peu chanceux sur le plan sentimental. Ida nous a fait accéder à la spontanéité, l’innocence et la franchise de l’enfance qui ne sont jamais réduites à un étalage de sentiments niais. L’enfant est dépeinte avec la même rigueur et la même complexité que les adultes, et cela fait du bien. Par le biais de Christine, c’est la sphère de l’art et les mécanismes de la création qui se sont ouverts à nous, faisant entrer une bouffée de neutralité apaisante dans l’ambiance parfois suffocante du roman. Le trinôme fraternel qui vient bouleverser la fête ne s’efface pas derrière le clan Bergogne et se révèle tout aussi intéressant. La fragilité violente d’un Bègue tiraillé entre son humanité, l’ascendant que ses frères ont sur lui, son besoin de reconnaissance et la souffrance de sa maladie mentale est bouleversante. La sollicitude imparfaite et vacillante de Christophe vis-à-vis de son frère mentalement atteint est aussi belle que détestable. Ces personnages tout en nuances brisent ce qui aurait pu se transformer en une banale opposition bon/mauvais et peignent un portrait réaliste de la nature humaine qui oscille entre splendeur et horreur. Seul Denis, pervers-narcissique et manipulateur dans l’âme, échappe à toute nuance pour susciter des sentiments clairement négatifs.

Un bilan à l’image du roman : à couper le souffle

Finalement, pouvons-nous dire que nos suppositions ont été confirmées et qu’Histoires de la nuit a été un roman décevant ? Comme vous l’avez peut-être déjà pressenti, la réponse est un non catégorique. Au contraire, ce roman a su déjouer nos pronostics et nous conquérir. Alors oui, certains éléments peuvent, après réflexion, légèrement interroger, mais ces petits bémols n’ont pas atténué ce qui s’est révélée être une lecture à couper le souffle, où le suspense et la tension se maintiennent littéralement jusqu’au tout dernier mot. La profondeur des personnages, cette peinture d’une France rurale délaissée, aux souffrances tues, et la beauté de l’écriture de Mauvignier nous auront marqués pour longtemps. Ces éléments et les émotions suscitées nous ont permis de passer un très bon moment de lecture, assez angoissant parfois, mais systématiquement envoûtant. Alors ne vous fiez pas aux apparences et laissez-vous emporter par ce très beau roman, qui fait résolument partie des titres marquants de cette rentrée littéraire.

Article rédigé par Mélody Speisser, Nicola Blocco et Pedro Trujillo.

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