Fuite en avant

Souvenirs de la maison du temps. blog

Lorsqu’on lit les vers de Lionel Ray, on entre dans un monde de dispersion. Ce qui intéresse le poète est le rôle que le souvenir humain – fondé sur les mots – peut jouer dans l’océan immense du temps en mouvement. L’île est d’ailleurs une image qui lui plaît. Elle se présente dans la première section du livre : « Sous l’orchestre des astres ». Dans un poème qui porte le titre du livre : « La maison du temps », « Ma vie, mon île déserte » (vers 13) et dans le poème suivant « Ce monde sans fin » : « J’ai toujours parlé la langue des îles ». S’il n’y a pas les îles dispersées dans l’immensité de l’océan, c’est le ciel ou la nuit qui recouvre tout. Mais ces vers viennent de la première section, qui, à quelques exceptions près, est plutôt pessimiste, voire noire : tout n’est qu’ombre, fumée et désordre :

Se pourrait-il que ne je sois plus qu’une ombre

Cette fumée qui s’échappe criblée de pluie

Et de lumière.

Ce désordre qui cherche à me ressembler

De l’une à l’autre face ce tumulte des lignes et des mots

Cette grimace. (Portrait, p. 10)

Même les mots sont sens dessus-dessous.

 Les deux sections qui suivent évoquent les deux extrêmes de la vie, la vieillesse « Grand âge … » et la jeunesse à l’école, « La cour aux tilleuls ». Dans les deux, lorsqu’il y a un espoir ou un instant de souvenir, il vient grâce à la nature. Les abeilles (souvent dans les tilleuls) unissent les deux sections : dans la première « Vieil Homme » (p. 29) : « une abeille     fleur vive   » et  dans la seconde, « Abeilles » (p. 53) et « Paroles » (p. 55). C’est comme si Ray, à l’instar d’autres observateurs, trouvait quelque ordre divin dans le vol, à première vue désordonné, des abeilles. Baudelaire et le temple vivant qu’est la nature nous viennent à l’esprit.

La section suivante, « Le ciel bascule », nous présente le silence. Il y a le silence de l’oubli (« Un chant silencieux », p. 64), mais aussi un autre, cultivé par la « Mère mémoire » qui  « cherche un autre silence// Interroge des ombres qui n’ont plus rien à dire// Elle cherche une langue d’appels et d’échos » (p. 65).  Dans la dernière section, « La neige du temps », Ray s’ouvre aux mots (par exemple « Fantasmagories », p. 70-71 « milliers de mots enfouis »).  On peut penser que les mots sont le salut, mais Ray n’ose pas être aussi optimiste ou naïf. Les mots sont souvent comme un vol d’oiseau, une force vivante naturelle, mais qu’on peut peiner à saisir :

Avec les mots tu ouvres la voie aux migrations

Et c’est un surgissement d’hirondelles de sources

Vives de ronces de mousses de corolles (Avec les mots …, p. 90)

Est-ce un monde sans repère, qui est balloté au gré des forces de la nature, des vagues, des vents, ou peut-on y trouver quelque chose de fixe ? Un poème de la première section nous arrête, à cause des brumes habituellement présentes, qui s’effacent : « Visage pur » (extrait p.18) :

Très proche quelqu’un vous aurait appelée ou de très loin

Dans les solitudes d’automne et les patrouilles du crépuscule

Depuis ce lieu où s’effacent les brumes et il n’y a

Plus rien que le visage pur de l’Amour.

Ce « visage pur » semble chasser les brumes.

A la fin, à travers le mot « d’antan » (« Cantique », p. 89 et « Autrefois les étés », p. 93), le poète évoque Villon, qui a chanté d’autres personnes emportées par le temps. Si Lionel Ray (de son vrai nom Robert Lorho) a quelque espoir devant le temps qui écrase les souvenirs, ce doit être dans un lien entre le naturel et l’humain, deux éléments qui peuvent s’opposer. Son écriture est concrète ; elle tient compte des odeurs, des surfaces, des goûts. C’est l’œuvre de quelqu’un qui avec musicalité, rythme et forme originale (une ponctuation augmentée par des espaces étirés, comme des pauses pour en faire une lecture posée), sonde la nature et engage le lecteur dans sa quête.

Nous étions curieuses en choisissant la poésie. Pour nous, la poésie, en exprimant en moins de mots un pan de jeunesse ou un autre d’âge mûr avec tout ce que cela comporte de souvenirs, de regrets et d’observations, nous fait entrer dans une atmosphère de rêve. Ray a créé cette atmosphère où nous pouvons nous rappeler notre propre jeunesse, et évoquer ce qui nous a entouré, « Cent mille étoiles nous font signe ».

 S.C. et C.V.H.

RAY (Lionel), Souvenirs de la maison du temps, Gallimard, Paris, 2017.

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